Collège de France
Résumé de la leçon inaugurale (24 octobre 1997), par Abram de Swaan.
Les quelque six mille langues différentes parlées dans le monde constituent, dans leur ensemble, un seul système. Ce système, ou, autrement dit, cette constellation mondiale des langues, en évolution constante, tire sa cohérence du multilinguisme. Ce sont les personnes multilingues qui assurent la cohésion de l'espèce humaine, en mettant en liaison les différents groupes linguistiques, soit par la voie directe de la rencontre entre locuteurs polyglottes, soit par la voie indirecte de la traduction opérée par une tierce personne.
Cette constellation mondiale de langues est structurée d'une façon tout ensemble simple et solide - phénomène assez rare dans les sciences humaines : les langues du monde, c'est à dire les groupes linguistiques correspondants, sont connectées de façon hiérarchique.
La constellation mondiale de langues peut être représentée comme une structure arborescente, sorte d'organigramme à quatre niveaux. Au premier, se trouvent les langues locales : surtout les langues de tradition orale dans lesquelles les connaissances sont conservées non par l'écrit, mais dans la mémoire ; ces langues, qui sont ignorées des administrations officielles et par les médias, ne sont pas parlées ni enseignées, à l'école, à quelques exceptions près. Toutefois, dans le présent schéma, un certain nombre d’entre elles sont reliées à une langue centrale par le canal des personnes multilingues. On aura compris que ces groupes linguistiques périphériques ne sont pas liés entre eux à cause du manque de personnes pratiquant plus d’une de ces langues ; cependant, ils comptent tous, dans leur sein, des personnes multilingues qui, par leur connaissance de la langue centrale, les relient avec le groupe linguistique au centre. On peut comparer ces langues périphériques à des satellites qui tournent autour d'une planète représentant, elle, la langue centrale. Ainsi les locuteurs du Frison, du Papiamento, du Limbourgeois et du Sranan Tongo, par exemple, ne parlent-ils que rarement la langue de l'autre groupe ; mais s’ils connaissent une seconde langue, c'est, dans la grande majorité des cas, le Néerlandais, à la fois langue centrale et langue d'état.
Très souvent, la langue centrale remplit les fonctions d'une langue nationale, elle-même, très souvent aussi, la langue d'état. S’il existe quelques milliers de langues ‘de la mémoire’, chacune pratiquée par moins d'un million d'hommes (la grande majorité d’entre elles ne sont en fait parlées que par quelques milliers de personnes au plus), à ce second niveau, on ne compte qu'une centaine de langues centrales, parlées par des millions, voire des dizaines de millions de personnes. La défense et la pratique de presque toutes ces langues sont assurées par un état garantissant leur enseignement à l'école, leur usage au parlement, dans les cours de justice et les corridors de la bureaucratie, dans la presse, et les autres médias. Ce sont les langues écrites et imprimées, réglées par une grammaire, une syntaxe, un vocabulaire, une orthographe et une prononciation normalisées.
Certaines de ces langues, situées au niveau ‘planétaire’ et entourées elles-mêmes de leurs langues ‘satellites’, sont à leur tour connectées à une langue ‘supercentrale’, une langue ‘solaire’ en quelque sorte, pour continuer de filer cette métaphore astronomique. Ces groupes de langues centrales comptent nombre de personnes bilingues, qui ont appris la même langue supercentrale’ leur permettant de communiquer entre eux et avec ceux dont elle est la langue maternelle. Sur ce troisième plan, au niveau ‘solaire’, on dénombre une dizaine de langues, chacune parlée souvent par des centaines de millions d’hommes, et dans le cas du Chinois, par plus d'un milliard.
Il existe, néanmoins, une langue unique servant d'intermédiaire entre ceux parlant des langues supercentrales différentes, lesquelles lient les Arabophones avec les Sinophones, les Hispanophones avec les Russophones et les Francophones avec les locuteurs de l'Hindi. A ce niveau, l'astronomie ne peut plus fournir de terme adéquat pour qualifier le pivot de ces langues solaires, axe de la galaxie linguistique. Cette langue hypercentrale, connectant entre elles les langues supercentrales, unifiant l'ensemble de la constellation mondiale de langues, c'est, à présent, l'anglais. Il n’en est pas allé toujours de même, mais c’est ainsi, dans l’état actuel des choses.
La notion de constellation mondiale de langues, c'est à dire de groupes linguistiques, constituera le fil conducteur de nos conférences au cours de cette année universitaire. Ce concept nous permettra d’une part, d'analyser la société transnationale sur le plan des rivalités et des accommodements linguistiques, ce qui représente un aspect essentiel mais très négligé dans le discours très actuel de la mondialisation; d'autre part, ce fil d’Ariane nous facilitera la compréhension des conflits linguistiques régionaux se déroulant sur le plan politique, économique et culturel ; cela, dans le contexte global de la constellation de langues. Ces derniers constituant les thèmes macro sociologiques de notre discours.
En nous plaçant sur un plan moins globalisant, celui des personnes et des groupes sociaux, la même approche nous permettra de situer les intérêts individuels et collectifs concernant le maintien d'une langue ou l'acquisition d'une autre dans l'ensemble que constitue la constellation de langues. C'est elle qui détermine en grande partie les attentes individuelles, sur lesquelles se fondent les choix en matière de langues. Ce sont précisément ces sujets-ci qui sous-tendent le plan plutôt microsociologique de ce cours.
Nous considèrerons d’abord la constellation au niveau macro sociologique, c'est à dire, la société transnationale. La constellation mondiale de langues sera, en effet, étudiée dans le cadre de la société transnationale. D'habitude, quand il est question de ‘mondialisation’ (ou de son équivalent, l’anglicisme ‘globalisation’), on se réfère, primo, à l'expansion des échanges mondiaux, d’abord de nature économiques ; secondo, à l'interpénétration croissante des rapports de pouvoir et des relations politiques ; tertio, on prend en compte la diffusion accélérée des créations et des goûts en matière artistique, des loisirs, des sports et des articles de marque, c'est à dire les rapports culturels, au sens large ou anthropologique du terme. On pourrait même faire appel à un autre réseau mondial, un réseau important de rapports, produits sans que personne ne les ait désirés ou prévus : comme, par exemple, les rapports planétaires de pollution écologique.
Pour évoquer cette interdépendance mondiale, on utilise en général des images d'une grande efficacité et diffusées de manière quasi universelle : le ‘réseau mondial du marché’ dont parlait déjà Karl Marx, reprenant lui-même le thème de la division du travail entre les nations d'Adam Smith ; ou encore la métaphore de la politique internationale de la ‘famille d'états’, quelque peu euphémique, ou bien la représentation des rapports de proximité en matière de culture, symbolisée par le ‘village planétaire’ de McLuhan, ou, enfin, la notion du vaisseau spatial ‘Terre’ [Spaceship Earth].
Parvenu là, nous proposerons d'introduire, comme élément additionel de cette société transnationale, la constellation mondiale de langues, un constituant de cette société resté jusqu'à présent ignoré du discours concernant la mondialisation. Cette entreprise relève moins de la linguistique que de la sociologie, plus spécifiquement de la sociologie politique de langues. Il s’agit plutôt d’une approche nouvelle que d'une spécialité nouvelle, visant à intégrer diverses disciplines universitaires au lieu d'en ajouter une. Cette approche, nous la partageons avec notre collègue de l'Université de Chicago, David Laitin. De la même manière, nous nous servirons ici parfois de concepts empruntés à l'économie. Ainsi aurons-nous l’occasion de parler d'une économie politique des langues, sans qu'il y ait pour autant de division nette entre les deux.
Si nous devons beaucoup à la linguistique, c'est surtout à la macro sociolinguistique appliquée que nous emprunterons, laquelle étudie les politiques des langue et la planification linguistique, au niveau national. C’est de cette discipline encore très empirique, que nous avons tiré d'importants schémas de classification; c’est elle aussi qui nous fournira la plupart de nos données factuelles. Nous évoquerons d'abord la dynamique de la constellation de langues au niveau macro sociologique, comme un des constituants de la société transnationale, puis nous traiterons, dans la section suivante, de la dynamique sur le plan des individus et de leurs groupes ‑ le niveau micro sociologique.
Le texte intégral sera terminé prochainement.