Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA), Paris, Décembre 2004
Traduction Michèle Garlati, Paris
Resumé
Le mouvement qui vise à protéger de l’extinction les langues en voie de disparition est fondé sur des métaphores trompeuses et une fausse sentimentalité. Bien évidemment, les linguistes devraient s’efforcer de documenter les langues qui sont en danger d’être complètement abandonnées. Mais que les locuteurs de ces langues continuent à les utiliser ou qu’ils adoptent des langues plus usitées est une décision dont ils sont seuls responsables. Les langues menacées ne s’apparentent pas à des espèces en voie de disparition: elles ne s’éteignent pas mais sont abandonnées par ceux qui les utilisaient. Les communautés linguistiques restreintes ne constituent pas nécessairement un apport à la diversité culturelle, elles peuvent isoler leurs locuteurs de toute alternative culturelle, elles peuvent être oppressives et restrictives. L’adoption de langues plus usitées peut accroître les chances d’éducation et d’emploi. La pluralité des dilemmes auxquels sont confrontées les communautés linguistiques restreintes ne peut être comprise que dans le cadre du contexte anthropologique.
Le sentimentalisme des langues: les langues menacées et la sociolinguistique
La linguistique a toujours eu tendance à imposer ses normes. Les linguistes n’ont jamais été entièrement satisfaits d’étudier simplement comment les individus parlent ou écrivent, ou ce qu’ils ont à dire; ils ont également voulu leur dire comment le faire. Mais les faiseurs de règles ont changé de ton, et aujourd’hui la linguistique prescriptive - aux Pays-Bas en tout cas - ne touche la conscience du grand public que durant les réformes périodiques portant sur la nouvelle orthographe, ou les campagnes pour un usage non-sexiste. La question reste quelque peu embarrassante pour les véritables linguistes. Récemment, cependant, toute une nouvelle génération de pédants est apparue dans le domaine de la linguistique, ou dans l’une de ses ramifications, la sociolinguistique. Voici un autre domaine qu’il serait sage d’aborder en s’attachant à la façon dont les individus, en fait, utilisent la langue lorsqu’ils communiquent entre eux, lorsqu’ils tentent de se définir par rapport aux autres, ou de s’adapter aux autres, ou bien lorsqu’ils rencontrent des locuteurs d’autres langues, ou encore lorsqu’ils essaient d’apprendre une autre langue. Ces questions sont étudiées par les sociolinguistes, et, dans cette tâche, ils rencontrent des chercheurs apparentés issus des sciences sociales voisines - pricipalement des sociologues, mais aussi des spécialistes des sciences politiques, des géographes, des anthropologues et des économistes. C’est ceci qui fait de la sociolinguistique une discipline si vivante, stimulante, variée et intéressante.
Mais la génération actuelle des sociolinguistes a mauvaise conscience. Eux-mêmes parlent et écrivent parfaitement une ou plusieurs langues majeures. Ceci optimise leur lectorat potentiel et leurs perspectives de carrière universitaire. Simultanément, nombre d’entre eux préfèrent étudier des langues qui n’offrent pas de semblables avantages à leurs usagers. Ils peuvent décider de s’engager dans des recherches sur le comportement linguistique de petits peuples vivant dans l’isolement, qui n’ont pas encore labouré et asphalté leur environnement, et dont la survie dépend toujours des ressources et des difficultés présentes dans la forêt tropicale humide, la steppe, la toundra, ou le désert.
D’autres sociolinguistes se penchent sur la langue d’immigrants venus des pays moins prospères et généralement moins démocratiques du monde en voie de développement, en direction des pays généralement plus démocratiques de l’Ouest. La langue de leur pays d’origine peut être celle d’une culture millénaire (tel le mandarin, ou le hindi, le turc ou l’arabe), ou il peut s’agir d’une langue qui dépérit, non écrite et dont on ne tient pas compte. Quoi qu’il en soit, ayant progressé avec leur langue maternelle, ils découvrent qu’elle ne peut les mener beaucoup plus loin.
D’autres chercheurs appliquent la sociolinguiste aux locuteurs de dialectes régionaux qui, quoique autochtones, quoique vénérables, sont remplacés par la langue nationale officielle dont l’usage s’est vu étendu et imposé par l’Etat. Pourtant, aucun sociolinguiste ne songerait à les décrire en breton ou en gallois. Ces langues restent du domaine exclusif des peuples de ces régions. Les chercheurs choisissent des langues qui étendront leur lectorat et leur réputation. Aussi, lorsqu’ils écrivent sur le linguicide perpétré sur le gallois, ils le font en anglais, et lorsqu’ils décrivent la glottophagie infligée au breton, ils le font en français.
La linguistique s’est donnée une nouvelle mission qui n’est pas de prescrire l’usage correct de la langue, mais de protéger celles qui sont menacées.
Que signifie en fait de dire qu’une langue est menacée, qu’elle disparaît, ou qu’elle est morte? Simplement que ses locuteurs l’utilisent de moins en moins, commencent à négliger ses subtilités, ont de plus en plus recours à une autre langue rivale, et finalement n’enseignent plus la langue d’origine à leurs enfants, pour finir par l’oublier eux-mêmes dans une large mesure. Une langue n’existe qu’à travers l’usage que les individus en font réciproquement. C’est le fondement de la sociolinguistique. Une langue ne peut s’éteindre, sans parler d’être massacrée. Les individus qui la parlent cessent simplement de le faire. La description la plus adéquate relève davantage d’un processus d’abandon de la langue que de la mort de cette langue.
Les individus qui abandonnent leur langue maternelle le font parce qu’ils déménagent ou changent d’occupation, et, dans leur nouvelle vie, ils manifestent de plus hautes espérances par rapport à un nouveau langage. Ou bien ils la négligent parce qu’une autre langue est préférée à l’école, par les autorités publiques, ou dans les tribunaux, et leur langue propre se voit traitée avec mépris. Ou bien encore ils doivent cesser de l’utiliser parce qu’ils sont dominés par une autre nation qui leur impose sa langue. En proie au découragement, ils cessent alors de prêter attention à la préservation de la leur propre. Parfois c’est un peuple entier qui est tout simplement exterminé. Alors la langue meurt avec ses locuteurs.
L’abandon d’une langue peut être attribuable à un nombre variable de causes, certaines d’entre elles cruellement tragiques, et d’autres plutôt agréables. Une chose est certaine: davantage de facteurs sont impliqués plutôt qu’un simple éloignement de la langue d’origine. Il ne convient donc pas d’examiner l’abandon des langues sur un ton invariablement affligé. Parfois cela entraîne un soulagement, une liberté et un enrichissement: un allègement qui profite aux langages. Il n’est pas non plus juste d’examiner de tels développements sociaux exclusivement en termes de perte et d’extinction d’une langue. Chaque cas devrait être apprécié en toute objectivité et dans son propre contexte social spécifique.
Chaque langue est un produit de la créativité collective de peuples exprimée sur des vingtaines, centaines, ou milliers d’années. Qu’elle soit écrite ou non écrite, sa disparition est une perte culturelle irréversible. Une langue est une partie de l’héritage culturel comparable aux pyramides égyptiennes ou aux cathédrales médiévales, au polyrhythme africain ou à la polyphonie européenne. Il est évident que toute langue menacée de tomber en désuétude se doit d’être enregistrée et décrite pour la postérité de toutes les manières possibles. Cela constitue très certainement une tâche pour les linguistes. En 1992, lorsque Uhlenbeck et al. ont lancé un programme pour les langues menacées, ils se sont fixés pour but principal d’enregistrer ces langues bien que, dès le début, des indices d’effort soient apparus pour les préserver (Dorian, 1981; Fishman, 1991; Robins et Uhlenbeck, 1991; Language, 1992; Brenzinger, 1992).
Même au cours de cette phase initiale, Peter Ladefoged (1992) avait publié un avertissement. Il avait fait remarqué que des peuples pouvaient avoir de fort bonnes raisons d’abandonner une langue pour une autre, citant l’exemple des Toda en Inde: «Ils se rendent également compte qu’avec moins de 1000 locuteurs, ils ont peu de chances de se maintenir en tant qu’ entité distincte. Beaucoup de jeunes gens veulent honorer leurs ancêtres, mais aussi s’intégrer dans l’Inde moderne. Ils ont accepté que, pour ce qui les concerne, le prix à payer est l’abandon de leur langue dans leur vie quotidienne. Il ne fait pas de doute qu’il s’agit là d’une opinion à laquelle ils ont droit » (p. 810).
Que les Toda agissent judicieusement n’est pas une question sur laquelle les linguistes, avec leur trésor de compétences spécifiques, ont le droit de se prononcer. Il serait présomptueux de suggérer une quelconque opinion particulière.
Ladefoged avait divergé sur un autre point tout aussi fondamental. Il ne croiyait pas à une déperdition la diversité culturelle si moins de langues subsistaient: «des cultures différentes meurent toujours tandis que de nouvelles voient le jour.» Il continuait: «Selon l’opinion courante, le monde devient plus homogène, mais ceci est peut-être dû au fait que nous ne distinguons pas les nouvelles variations qui apparaissent. Examinez deux groupes de Bushmans, les Zhuloasi et les !Xoo, lesquels parlent mutuellement des langues inintellibles appartenant à différents sous-groupes de la famille khoisienne, mais qui, par ailleurs, se comportent de manière très similaire. Ces groupes sont-ils culturellement plus divers que les mineurs des Appalaches, les fermiers de l’Iowa et les avocats de Beverly Hills?» (p. 810).
Et ici, il ne fait référence qu’à un petit nombre de sous-cultures américaines à l’intérieur du monde anglophone, qui regroupe également d’innombrables autres sous-cultures, par exemple en Irlande, en Inde, en Grande-Bretagne, en Australie, en Nouvelle Zélande, au Canada, au Nigéria, à Hong Kong, au Ghana et en Afrique du Sud. La diversité linguistique ne constitue donc qu’une dimension de la diversité culturelle. En fait, on peut parfaitement défendre et soutenir que cette multiplicité s’affirme mieux dans une zone linguistique unique, où différentes sous-cultures se confrontent beaucoup plus directement, que dans des communautés qui n’interagissent guère en raison de la différence linguistique. Le monolinguisme et le multilinguisme ne sont en corrélation avec l’homogénéité et la diversité que dans une certaine mesure.
Jan Blommaert (2001) ajoute un argument important dans un récent article pénétrant sur la Déclaration d’Asmara concernant les droits linguistiques des langues africaines: selon lui, les disparités de pouvoir, les écarts de revenus et les différences de statut social n’empiètent que marginalement sur les différences entre communautés linguistiques. Accorder des droits égaux aux langues ne peut donner que de médiocres résultats. Des différences énormes existent entre les locuteurs de chaque langue; reconnaître des droits linguistiques ne saurait améliorer la situation d’un groupe minoritaire désavantagé: «En soi, accorder au membre d’un groupe minoritaire le droit de parler sa langue maternelle dans l’arène publique ne lui confère pas davantage de pouvoir.» La question concerne la disponibilité, l’accessibilité et l’acquisition de compétences linguistiques spécifiques, telle une maîtrise de la variante écrite standard, la version la plus forte d’une langue. Les diplômés en sociolinguistique n’apprendront rien de nouveau. Cependant, les pionniers de la lutte pour les droits des langues désavantagées ont, de toute évidence, oublié de prendre en compte cet aspect du problème.
Les linguistes doivent éviter qu’une obsession avec la langue les conduisent au solipsisme linguistique, écrit Blommaert. La sociolinguistique est fondée sur quelques principes de base: que les langues existent à travers l’usage qu’en font les individus collectivement, que les langues fonctionnent à l’intérieur d’un milieu donné, et que les individus fixent sans cesse la forme et le contenu de ce milieu au travers de leur langage.
Il en résulte que le mouvement pour les droits linguistiques, contre l’impérialisme linguistique, contre le «linguicisme et le linguicide,» s’est détaché de la sociolinguistique. Il favorise ce qui relève des images plutôt que de la théorie: les langues qui dépérissent sont comparées à des espèces végétales et animales en voie d’extinction. Il s’agit d’une métaphore trompeuse, d’une erreur répandue [1]. Pourtant, elle a donné naissance à un mouvement entier [2].
Blommaert dénonce l’erreur de raisonnement sur le site internet de Terralingua (2001,11): « Nous savons que la diversité des espèces confère une stabilité et une résistance aux écosystèmes mondiaux. Terralingua estime qu’une diversité linguistique produit les mêmes effets sur les cultures mondiales » Mais comme nous l’a rappelé Ladefoged, un déclin affectant la diversité linguistique n’entraîne pas nécessairement un déclin de la diversité culturelle. Il existe une autre différence plus fondamentale entre espèces et langages: pour préserver une espèce, il suffit de ne pas déranger son habitat. Mais une langue exige une réaction plus attentive: ses locuteurs doivent continuer à la parler, y compris dans des circonstance radicalement transformées, contre leur volonté s’il le faut. Les langues sont faites par les membres d’une communauté.
En l’absence de véritable réflexion ou de théorie, reste un appel à l’émotion: le panda, cette créature douce et câline, a pratiquement disparu; le breton, cette langue admirable, est sérieusement menacé; le Sorbien, cette langue ancienne, va probablement mourir, et en dépit du haut patronage de la Fryske Akademy, Frisian, elle se dégrade depuis un certain temps. Tout ceci se réduit à une question de sentimentalisme, de sentimentalisme linguistique: un appel exagéré aux sentiments familiers dans le but de susciter la traditionnelle réponse de compassion.
Prenez la Déclaration d’Asmara sur les langues africaines du 17 janvier 2000. L’article 1 déclare: « Les langues africaines doivent accepter le devoir, la responsabilité et le défi de parler pour le continent. » Je cite, mais je ne comprends pas. Des langues avec des devoirs et des responsabilités? Comme si les langues étaient des créatures sensibles dotées de pouvoirs surhumains leur permettant de parler pour un continent entier. Les familiers du genre auront reconnu les initiateurs de cette école de pensée: Tove Skuttnab-Tangas et Robbert Phillipson (par ex.1999), les enthousiastes de la linguistique de village, dont les opinions, bien que rarement prises au sérieux, ne sont que rarement réfutées ouvertement.
L’encre était à peine sèche en Afrique que la page était déjà maculée en Europe, touchant la petite ville néerlandaise d’Oegstgeest. La Déclaration d’Oegstgeest du 30 janvier 2000 (publiée dans un appendice à l’ouvrage d’Extra et Gorter, 2001) s’ouvre sur une allusion à une opinion erronée que Ladefoged avait déjà infirmé: « La relation intrinsèque entre le multiculturalisme et le multilinguisme en Europe, telle qu’elle s’exprime dans la vitalité des langues régionales, dans celles des minorités et des immigrants. » Mais cette relation n’est pas intrinsèque, ni en fait extrinsèque. Formulée de cette façon simple et directe, elle n’existe tout simplement pas. Un autre point curieux concernant de cette citation est qu’elle évoque les langues des minorités et les langues régionales comme remplis de vitalité, tandis qu’ailleurs on a déclaré qu’elles étaient semi-éteintes. Il est absolument nécessaire d’approfondir cette question.
La Déclaration d’Oegstgeest constitue un appel au renforcement de la position des langues désavantagées, spécialement dans l’éducation et les médias, de nouveau sans aucune références empiriques ou fondations théoriques, à l’exception de l’affirmation extrêmement contestable mentionnée plus haut. Ceci mis à part, la Déclaration invoque une kyrielle de directives, de conventions et de manifestes dont aucun n’ajoute à son importance sociolinguistique.
L’article 7 stipule que l’étendue des langues proposées dans l’éducation doit être basée sur la composition démographique locale et la déclaration des préférences des parents et des étudiants. Ceci constitue au moins un progrès par rapport au paternalisme linguistique qui choquait tant Ladefoged. Les enfants de familles d’immigrés, et d’autres minorités ethniques, doivent être choyés par une récompense sous forme de note attribuée à la connaissance de la langue parlée chez eux. Il s’agit d’un complément facile aux programmes scolaires. Un sujet d’examen en moins. Pourtant, je pense que parents et enfants préfèreraient apprendre la langue nationale du mieux qu’ils peuvent, plutôt que d’errer éternellement dans leur langue maternelle. Encore et toujours, il apparaît que parents (et enfants) donnent la préférence à une langue dont ils supposent qu’elle optimisera leurs chances sur le marché du travail, plutôt qu’à la langue des minorités que linguistes et éducateurs prescrivent avec les meilleures intentions [3]. Il est évident que les enfants qui ne parlent pas la langue nationale chez eux doivent avoir toutes les chances de l’apprendre, et que les éducateurs doivent prendre en compte la langue maternelle de leurs élèves. A cet égard, les pays pauvres ou autoritaires présentent tous trop souvent des failles, ce qui suscite une opposition (cependant peu judicieuse) au principe de l’éducation dans la langue nationale.
Aux Pays-Bas, une récente proposition politique (le Manifeste, 2002) a suggéré que tous les enfants néerlandais des écoles primaires soient obligés d’apprendre une troisième langue de leur choix, en plus du néerlandais et de l’anglais; les enfants appartenant aux minorités ethniques auraient ainsi la possibilité de choisir leur langue maternelle comme matière scolaire. Le programme deviendrait plus difficile pour les enfants parlant le néerlandais chez eux et relativement moins pour les enfants issus des minorités ethniques, rétrécissant ainsi l’écart de chances existant entre eux. Leo Prick a attaqué la proposition dans deux de ses colonnes du quotidien NRC Handelsblad (2002). Je peux trouver plusieurs arguments pédagogiques valables en faveur du projet, et plusieurs autres tout aussi valables (si ce n’est davantage) contre lui. Cependant le facteur décisif est son injustice: la proposition rend difficile la vie des enfants de parents néerlandais, tandis qu’elle facilite celle des enfants d’immigrants. Voilà qui engendrerait du ressentiment.
Cela peut même devenir encore plus ridicule. L’éducatrice en langues Ingrid Gogolin a suggéré lors de la conférence Quelles langues pour l’Europe? (1998) que l’on exige de tous les élèves allemands qu’ils apprennent le turc. Non pas qu’ils aient jamais besoin de cette langue, mais comme une sorte de punition pour avoir été élevés par des parents allemands en Allemagne, s’exprimant en allemand. On peut difficilement imaginer meilleure façon d’endurcir le coeur des enfants allemands à l’égard de leurs camarades de classes turcs. Je suis certain que là n’était pas l’intention. Rendue confuse par le sentimentalisme linguistique, Gogolin a perdu de vue la véritable dynamique de la classe.
Tous ces manifestes, déclarations et résolutions présentent le multilinguisme comme un enrichissement, un atout (susceptible d’être «racheté»), et comme la condition préalable à une société multiculturelle qui, à son tour, incarne une valeur intrinsèque. Mais le multilinguisme et le multiculturalisme sont deux réalités différentes. Lorsque la société néerlandaise a été compartimentée en fonction d’axes confessionnels et idéologiques, les forces catholiques, protestantes, conservatrices et socialistes ont réglé leurs différends par le biais d’une langue unique. A l’époque, les Pays-Bas étaient beaucoup plus multiculturels qu’ils ne le sont aujourd’hui. C’est en raison de la force avec laquelle chacun défendait ses différentes croyances.
Et pourtant, l’un de ces manifestes (le Taalkundig Manifest du 23 juin 2000) comprend une phrase que j’approuve tout à fait: c’est dans la classe que l’on doit faire prendre conscience aux enfants qui, chez eux, parlent une langue différente de la langue scolaire, qu’ils possèdent une compétence spéciale, quelque chose de supplémentaire que leurs camarades n’ont pas. Cette différence pourrait être prise comme point de départ pour l’enseignement pratique des langues. Un problème sociologique et éducatif demeure, à savoir comment les techniques, à l’intérieur des classes, peuvent transformer en respect et intérêt le dédain implicite de la société envers l’usage d’une langue différente. Il n’est pas nécessairement obligatoire que le multilinguisme conduise au multiculturalisme, et le multiculturalisme n’est en soi ni désirable ni détestable. Il s’agit d’un fait social qui est une partie intégrante de la vie. Les droits de l’homme et les libertés qui protègent la diversité des pensées, des sentiments, et des convictions, incarnent effectivement des valeurs éthiques intrinsèques.
Le sentimentalisme linguistique identifie chaque langue à un groupe particulier, et tente de maintenir la cohésion de ce dernier en préservant sa langue. Mais c’est oublier les différences de pouvoir en jeu à l’intérieur de chaque groupe, les écarts de statut entre les registres de chaque langue particulière. Il est tout à fait possible de maintenir une cohésion de groupe si la langue n’est plus parlée. Vous pouvez parfaitement être Breton sans le breton, Irlandais sans le gaélique, Juif sans le yiddish, Frison sans le frison et Catholique sans le latin [4].
Pourquoi une originaire de la Frise devrait-elle parler frison, ou se conduire comme une frisonne? Elle pourrait préférer être punk ou bouddhiste. Les communautés linguistiques peuvent être extrêmement restrictives et étouffantes. Lois Kuter (1989, 79) rappelle le rejet du breton par les paysannes bretonnes: « Les femmes, durement touchées par le travail ingrat de la ferme, étaient les premières à chercher une échappatoire à leur identité bretonne, qu’elles ressentaient comme asservissante à leur mode de vie. » Il existe d’autres cas documentés concernant des paysannes qui abandonnent leur langue. Et les soldats de retour en Bretagne après la Première Guerre mondiale étaient également impatients de se défaire de l’idiome breton, car celui-ci les isolait des perspectives d’avenir dans le monde extérieur. La préservation de la langue d’une communauté signifie très souvent l’oppression permanente des femmes, des enfants, des jeunes, des personnes sans ressources, des déviants et des dissidents.
Très souvent, les communautés linguistiques sont des communautés religieuses. C’est peut-être précisément dans la profession de leur foi que leur langue s’avère être la plus irremplaçable. Ceci s’applique d’autant plus aux religions des peuples restreints, relativement isolés, dont la croyance ne s’observe et ne se pratique que par le biais d’une langue spécifique, et ne peut en être séparée. Pourtant, ceux qui se présentent comme les défenseurs des langues menacées ne se préoccupent guère de la disparition de ces religions. Au contraire, l’un des apôtres parmi les plus acharnés des langues ethniques mineures, le Summer Institute of Linguistics (Dallas, Texas), a été créé pour promouvoir la mission évangélique, une forme de christianisme, qui, dans son zèle sans complaisance, écrase radicalement toute pratique religieuse autochtone qu’elle rencontre.
Qu’il s’agissent de l’incessante menace planant sur les langues mineures, des tentatives délibérées visant à les supprimer, et de leur danger d’extinction, c’est exactement la même litanie que l’on pourrait réciter au sujet des religions mineures. Ce sont exactement les mêmes métaphores qui pourraient être utilisées d’office au sujet de l’extinction des espèces, du déclin de la diversité et de la perte irréversible du savoir humain unique. Mais on ignore le nombre de religions mineures qui existaient initialement, le nombre d’adeptes qu’elles comptent encore, les vérités qu’elles proclament, sur quels points elles diffèrent ou combien approchent l’éradication définitive. Voici qui évidemment offre moins de prise à l’indignation justifiée; cela ne suscite pas le même appel sentimental vis-à-vis des linguistes. Nul n’a adopté de résolutions ou rédigé de manifestes concernant la question, et personne n’offre de subventions pour une recherche sur le sujet. Cela pourrait contrarier la marche triomphale de l’islam et du christianisme.
Les identités ne sont pas fixées; elles sont multiples et changeantes, on les fabrique et les présente, on les communique, les feint ou les dissimule, en constante interaction avec d’autres tout aussi préoccupés par leur présentation. La plupart des individus s’identifient à l’un ou l’autre aspect de leur vie selon leurs situations. Les langues ne constituent qu’une partie - et pas même la plus importante - de cette identité.
D’autre part, les langues signalent effectivement l’identité de leurs locuteurs. L’usage de la langue tient lieu de preuve d’identité - de badge. Mais ce n’est pas son unique fonction. Une langue est également un instrument de communication. Ce mot est à présent introduit dans débat pour la première fois. C’est en raison du fait que le sentimentalisme linguistique ignore les fonctions communicatives du langage: plus les langues prolifèrent, mieux c’est. Toutes doivent être entièrement pourvues et dotées de droits absolument égaux. La façon dont un quelconque débat public pourrait être mené dans une telle société est une question qui n’a reçu aucune attention. De nombreux linguistes sentimentalistes s’opposent même à l’introduction d’une langue unique comme véhicule d’échanges d’opinions publiques. Pour échapper à une confusion babélienne, ils proposent avec désinvolture que chacun apprenne plusieurs langues - de préférence trois, quatre ou cinq. Mais tout un chacun ne possède pas ce don qui fait la fierté des linguistes.
« Plus les langues prolifèrent, mieux c’est », demeure le cri de guerre. Mais cette multiplicité linguistique bouleverse en fait la diversité: plus les langues rivaliseront, plus l’anglais se maintiendra. Dans la confusion linguistique générale, dans laquelle aucune langue autochtone ne peut prédominer, l’anglais s’impose automatiquement comme solution unique et incontestable. C’est ce qui s’est produit en Inde et en Afrique du Sud, au Nigéria et dans l’Union européenne. L’hégémonie de l’anglais est accélérée et consolidée du fait de la promotion d’une multiplicité de langues - par la Commission européenne par exemple.
Certains définiraient l’anglais comme le grand glottophage, l’insatiable dévoreur de langues. La propagation de l’anglais deviendrait alors la forme la plus pure d’ »impérialisme linguistique » (Phillipson, 1992). En fait, il est peu probable que la confrontation avec l’anglais, ou avec toute autre langue langue planétaire, soit le facteur principal en jeu dans la disparition des langues mineures. La plupart des langues, y compris celles qui s’avèrent les plus vulnérables, sont parlées par de petites nations, souvent par des chasseurs-cueilleurs dominés par des peuples sédentaires avoisinants. Leur inégalité les conduit à adopter la langue de leurs puissants voisins agriculteurs, et à abandonner la leur propre. Ils ne parviennent pas même à apprendre l’anglais, l’arabe ou le français (Dimmendaal, 1989; Batibo, 1992; Rottland et Okombo, 1992).
Il pourrait sembler que ce débat entier concernant les langues ne constitue qu’un exercice destiné aux universitaires. Loin de là. Récemment, l’Afrique du Sud a fait des lois inspirées par le mouvement des droits linguistiques, poussées par des linguistes sentimentalistes étrangers. La nouvelle Constitution accorde formellement un statut égal à onze langues. Le ndebele et le pedi, le tsonga et l’afrikaans, l’anglais et le sotho sont tous égaux devant la loi. Si un membre du Parlement choisit de s’exprimer en tshivenda devant la Chambre plutôt qu’en anglais ou en afrikaans comme tout un chacun, le président de l’Assemblée doit trouver une personne prise au hasard afin de traduire le discours, à condition qu’elle vienne du nord-est du pays. Ainsi, personne ne parle le swazi ou le tsonga ou l’une des langues mineures autochtones lors d’événements publics officiels, sauf pour souligner quelque point de folklore. Rien n’est fait non plus pour doter ces langues de manuels scolaires et de grammaires, et de tout ce qui est indispensable à l’usage moderne d’une langue. Elles sont simplement trop nombreuses, et les subventions manquent.
Mais cette situation n’était-elle pas prévisible par quelqu’un? Certainement pas par les linguistes sentimentalistes. Mais les linguistes Sud-Africains avaient signalé le problème depuis longtemps. Déjà dans les années 40, Jacob Nhlapo avait proposé un plan pour l’unification des langues sud-africaines autochtones apparentées à l’intérieur d’une langue unique. Mais les missionnaires, qui avaient été les premiers a dresser des listes de vocabulaire simples et à composer des grammaires élémentaires dans leurs provinces, tous ayant confusément à l’esprit leur propre langue européenne, ils avaient involontairement accentué les divergences entre régions. Les habitants du lieu, poussés par un « narcissisme des différences mineures », étaient heureux de mettre en relief leur propre idiome par contraste avec celui de leurs voisins. Il était de l’intérêt des dirigeants traditionnels d’accentuer de telles différences, et le régime de l’apartheid s’est parfaitement satisfait de la fragmentation qui s’est ensuivie. D’autre part, Neville Alexander (1992), qui a présidé la Commission d’enquête consultative sur la politique et la planification des langues dans le régime post apartheid, a apporté son soutien à Nhlapo en conseillant vivement que les langues bantoues soient réparties en deux groupes: le nguni et le sutu. Kwasi Prah (1998) l’a appuyé et à même proposé qu’elles soient toutes intégrées dans une seule et même langue. Pourquoi l’ANC a-t-il choisi de façon si manifeste de passer outre à l’avis de ses propres experts et conseillers? Je crois connaître la réponse.
Plus il y a de langues, et plus on a affaire à l’anglais. Le Congrès National Africain se compose essentiellement d’intellectuels et d’anciens combattants issus de la lutte pour la libération, dont nombre d’exilés qui ont appris l’anglais à l’école, ou en tant qu’activistes. L’anglais est également la langue véhiculaire la plus évidente pour le pays dans son entier, et s’avère être le meilleur moyen de mettre un frein à son seul rival, l’afrikaans. De plus, l’anglais est la langue que les Sud-Africains « non-Blancs » veulent apprendre parce qu’ils pensent qu’elle optimisera leurs chances de réussite dans la vie. Ils ont parfaitement raison.
C’est ainsi que fonctionne la ruse en histoire: les opposants à l’impérialisme linguistique de l’anglais, au summum de leur influence, ont précisément achevé le contraire de ce qu’ils souhaitaient mettre en évidence: en accordant des droits égaux à un nombre si élevé de langues, ils n’ont fait que renforcer davantage l’hégémonie de l’anglais. Chacun aurait pu le prévoir.
Chacun vraiment? L’Union européenne a déclaré 2001 Année des Langues. On se rappellera peut-être que cette région linguistiquement sinistrée inclut onze langues officielles et des douzaines de langues mineures. Bientôt, elle comptera vingt langues officielles ainsi que d’autres bien plus défavorisées. Au cours de l’Année des Langues, la Commission européenne a « célébré » la diversité linguistique (soutenant qu’elle encourageait la diversité culturelle, aussi indispensable que la biodiversité). Les langues mineures méritent également d’être soutenues, promues et renforcées. La Commission a vivement conseillé aux Européens d’apprendre autant de langues que possible. Est-il malvenu de se demander comment, si tous les Européens venaient à apprendre différentes langues - les Irlandais étudiant le lettonien, les Chypriotes apprenant le hongrois et les Tchèques maîtrisant le finnois - leur communication serait améliorée?
Je n’ai trouvé nulle mention concernant cette objection dans la campagne de propagande de la Commission. Des publicités en pleine page conseillent vivement aux étudiants d’apprendre l’italien (« si utile pour demander son chemin lorsque vous êtes en vacances en Toscane »), l’espagnol, le suédois ou toute autre langue. Mais il s’agit d’une pure duperie pour la jeunesse européenne. Il est tout à fait certain que la langue qui sera la plus utile aux jeunes désirant communiquer avec autrui s’avère être l’anglais avec, comme bonne alternative, le français dans le Sud de l’Europe et l’allemand en Europe de l’Est. Ainsi, la Commission a délibérément donné mauvais conseil à sa jeunesse.
Mais les étudiants et leurs parents ont été plus avisés. En Europe, près de 90 pour cent des étudiants apprennent l’anglais en seconde langue. Ils ont tout à fait raison. A l’intérieur de chaque constellation particulière, les individus optent pour la langue qui leur permettra de communiquer avec le plus grand nombre de personnes (la prédominance), et qui possède le plus haut pourcentage de locuteurs multilingues (la centralité).
Cette langue revêt la plus haute « valeur Q », ainsi que je l’ai désignée, en tant qu’instrument de communication. En fait, les individus ne l’évaluent pas de cette façon, cela va sans dire, mais ils sont néanmoins tout à fait compétents dans l’estimation qu’ils en font. J’ai examiné cette question en détail dans mon ouvrage « Words of the World: the Global Language System » (De Swaan, 2001). Lorsque des individus décident d’apprendre une langue particulière, leur motivation concerne davantage les fonctions de communication que les fonctions d’identité - bien qu’il faille reconnaître que l’anglais attire également les adolescents en tant que marqueur d’identité, d’indicateur de cosmopolitisme, et d’appartenance à la jeunesse.
Pour quelle raison la Commission européenne a-t-elle passé une année entière à donner aux jeunes européens un mauvais conseil, de façon si ostentatoire et si énergique? Parce qu’il lui est impossible d’examiner le problème linguistique à l’intérieur de l’Union européenne. Toutes les langues officielles de l’Union européenne sont sacro-saintes, en tout cas pour ce qui concerne les événements publics et cérémoniaux, et dans tous les réglements ayant une incidence directe sur les citoyens. Les langues en usage dans les Chambres internes de la Commission sont le français (de moins en moins) et l’anglais (de plus en plus). L’anglais est le principal instrument de communication en Europe où le problème linguistique se résout progressivement, tout comme en Afrique du Sud. Mais dans l’Union européenne, l’affirmer ouvertement est tout aussi tabou qu’en Afrique du Sud. Plus les langues prolifèrent, plus on a affaire à l’anglais. La conséquence de la campagne menée au cours de L’année européenne des langues a donc été exactement contraire à ce qui était visé.
A l’instar de toutes les formes de sentimentalisme, le sentimentalisme linguistique est fondamentalement perfide. La Commission Européenne n’est pas en mesure de lancer un débat sur la question des langues dans l’Union Européenne. Si elle le faisait, la France insisterait sur le maintien de sa situation privilégiée, et l’Allemagne exigerait des droits égaux. L’Espagne refuserait d’être oubliée, de même que l’Italie. Même les Pays-Bas auraient à défendre ses intérêts linguistiques. Aussi, tandis que la Commission mène soi-disant une campagne majeure pour préconiser une égalité entre les langues, elle n’a en fait aucune influence puisque l’impact direct de sa campagne est, d’une manière prévisible, nul. Et par son manque d’action, la Commission contribue en fait à la consolidation de la situation de l’anglais comme seul exutoire à la confusion linguistique.
Cette politique linguistique européenne, ou cette absence de politique, favorise les sociolinguistes et les protecteurs des langues mineures, régionales, et issues de l’immigration. Le seul résultat quelque peu tangible de la politique linguistique de l’Union européenne consiste à avoir mis en place un circuit de conférences sur les langues européennes menacées ou désavantagées, ce qui permet aux experts et aux activistes de demeurer pleinement occupés. Les experts s’intéressent à un autre point de la politique de l’Union européenne concernant la diversité linguistique, à savoir la création d’emplois pour les professeurs de langues et les experts. Ceci ne réfute pas les hypothèses sur lesquelles cette politique est fondée. Il n’est nullement besoin de les réfuter puisqu’il n’y en a aucune. A l’instar du mouvement des droits linguistiques, la politique linguistique de l’Union européenne repose sur des métaphores et la sentimentalité. Les langues mineures ne ressemblent-elles pas exactement à des espèces animales menacées? Quel pathétisme! Et ne choisissons pas la solution facile, en restant fidèle à la langue nationale et en utilisant l’anglais de surcroît. C’est vraiment dommage!
Kurt Baschwitz, dans son ouvrage Du und die Masse. Studien zu einer exakten Massenpsychologie (1938), a évoqué le « pouvoir de l’idée paralysante » , ce qui pour lui signifie qu’une idée d’apparence superficiellement plausible, mais qui s’avère infondée après plus ample considération, demeure néanmoins incontestée en raison de sentiments de peur et de culpabilité obscurs. Les efforts résolus pour propager la diversité linguistique lorsqu’une langue de communication partagée s’avère indispensable tombent dans cette catégorie. Il est difficile d’aller à contre-courant. Après tout, qui aimerait voir un bien aussi précieux qu’une langue humaine abandonnée et progressivement tomber en désuétude? Qui voudrait que l’impressionnante diversité des langues et des cultures s’évanouisse ou disparaisse? Qui souhaiterait contraindre ses semblables à apprendre une langue unique, même si cela met de l’huile dans les rouages de la compréhension mutuelle? Qui ne se sent pas confusément embarrassé par rapport à l’hégémonie de l’Ouest? Et l’anglais n’est-il pas le véhicule de la globalisation, de l’impérialisme, du capitalisme, du consumérisme, de la commercialisation ou de quoi que ce soit?. C’est précisément le cas.
Si les locuteurs d’une langue l’abandonnent, il y a tout lieu d’en faire la description et de l’enregistrer pour la postérité, de la meilleure manière possible. A cet égard, il convient de tout mettre en oeuvre. Mais la façon dont les individus vivant dans des communautés linguistiques restreintes doivent progresser à l’intérieur d’un monde plus vaste ne peut être fixée à l’avance, ou en général. Le choix de la langue n’est qu’un aspect de leur situation difficile. Souvent, eux-mêmes désirent apprendre la langue qui optimisera leurs chances sur le marché du travail. Il y a tout lieu de les soutenir dans cet effort. Ils négligeront fréquemment la langue apprise chez eux. La priorité absolue devrait être de comprendre les raisons qui les motivent. Peut-être est-il possible de les convaincre que leur langue mérite d’être préservée.
Fishman (2001, 452) soutient que son programme destiné à ce qu’il appelle « le renversement de la tendance des langues », est adapté au rétablissement, 'à la recréation et au maintien d’un mode de vie complet ' (oui, ces italiques), « y compris aux facteurs linguistiques au même titre que non linguistiques ».
Et David Crystal (2000, 154) déclare avec force que « seule une communauté peut assurer la sauvegarde d’une langue menacée ». Tous deux présentent une défense mûrement réfléchie et minutieuse du mouvement pour la préservation des langues. Mais dans la plupart des communautés en transition de cette sorte, où langue et culture sont menacées d’abandon, l’objectif est en lui-même sujet à controverse. Très souvent, ces communautés ont en leur sein des défenseurs de l’assimilation et de l’intégration dans la société environnante, des individus tout à fait disposés à adopter la langue dominante, et même à abandonner définitivement leur langue maternelle. Lorsque de telles divisions existent au sein d’une communauté spécifique, il n’existe aucune raison de chercher à anticiper l’issue du débat interne en prenant parti.
Lorsqu’une langue est en danger, la communauté linguistique est elle-même menacée. Les membres du groupe concerné sont sans cesse confrontés au dilemme qui consiste à choisir pour l’assimilation dans la société environnante, ou pour la sauvegarde de l’identité dans l’isolement. L’assimilation offre souvent de meilleures perspectives individuelles dans un futur rapproché, mais elle présente le risque d’une perte collective à plus long terme: dès qu’une langue n’est plus comprise, sa culture communautaire devient inaccessible. D’un côté, on constate un acquis individuel à court terme, de l’autre, la perte d’un capital culturel collectif, l’héritage commun d’une communauté. Il s’agit d’un dilemme classique de l’action collective. Ceci sous-entend également une structure théorique appropriée permettant d’effectuer l’analyse des communautés linguistiques menacées [5]. Cette perspective présente également des implications normatives. Les individus concernés se voient confrontés à un dilemme que nul, qu’il s’agisse de linguistes ou de sociologues, ne peut résoudre pour eux. On ne saurait prêcher ou réprimander; la seule réponse utile consiste en l’occurrence à clarifier la dynamique en jeu dans le dilemme.
Notes et bibliographie